dimanche 25 mai 2014

Lettre ouverte à la femme de ma vie

Madame,
Cette lettre ouverte que je vous adresse modestement n’est pas destinée à la simple femme que vous êtes. Elle est destinée à Vous, avec une majuscule, car en ces temps de conformisme, de production massive et de rationalisme, j’ai découvert en Vous un refuge, une impertinente, une incohérente, une muse. Vous remarquerez sans doute l’utilisation d’un double rythme ternaire dans la phrase précédente, je n’en doute pas, ni ne manquerez de commenter l’utilisation archaïque de cette figure stylistique qui n’a pour but que l’emphase et la fixation de l’attention du lecteur sur les compléments du nom allègrement assaisonnés de virgules (oh, une phrase proustienne). « Madame, je vous aime », comme disait l’autre. Et il ne s’agit pas d’un amour mielleux et dégoulinant sortit tout droit d’un roman de Flaubert ou d’un Harlequin, mais bien d’un amour platonique, intellectuel comme vous l’êtes. Car quelle autre femme que vous peut en toute simplicité juxtaposer une phrase grandiloquente extraite comme une gemme précieuse d’un ouvrage poussiéreux pourrissant sur une étagère de bois, et la majestueuse réplique «Oh, ta gueule », si souvent entendue de votre bouche, avec ce dédain dont vous seule avez le secret, comme si cette bassesse n’était pas digne de vos lèvres labourées de Sartre et de Proust. Je ne puis citer une autre femme que vous qui soit en capacité de maîtriser l’alternance entre la stupidité drôle et délibérée, tendre et émouvante, avec le sublime, l’angélique, le divinement complexe et l’édifiant. Quelle autre femme peut ouvertement considérer Freud comme un simpliste pathologique, incontesté depuis si longtemps sur son fief de la pseudoscience, et peut appeler un prétendu philosophe et sociologue en représentation télévisuelle un con, avec ce naturel et cette spontanéité toute vôtre. Sur quelle autre épitaphe pourrais-je, lorsque la mort vous aura emportée loin de votre progéniture aimante, inscrire avec fierté que toujours, oui toujours, comme une amazone ou une valkyrie chevauchant  ses convictions, vous avez résisté à l’appel tentant du Quechua, et pas un seul matin ne vous ais-je vue quitter le domicile familial sans vous trouver rayonnante, prête à affronter une horde de marmots ou de dossiers avec la même ardeur chaque jour, avec le même amour du bien fait. Car si Dieu est amour, vous, madame, êtes le diable et à la fois le plus pur des anges.
 Jusqu’à ce que ce diable m’emporte, je me souviendrai de votre posture, sereine, détendue mais perplexe, lorsque le soir arrivant jetait des ombres cramoisies et rosées sur le carrelage blanchâtre et astiqué de la villa qui nous est éponyme, quand sur la méridienne, telle la Cléopâtre de Cabanel, vous lisiez. Ce geste, si simple et pourtant si précieux, de vos sourcils impeccables se rejoignant furtivement à la moindre contrariété intellectuelle que vous rencontriez dans l’ouvrage qui avait l’honneur de tomber entre vos mains, tenant fermement les tranches du livre, comme si l’intensité de votre lecture vous amenait à livrer un combat acharné entre vous et le monde de l’auteur, en brandissant le papier comme une épée métaphorique. Combat que bien souvent je vous ai vue gagner, lorsqu’avec fierté, perplexité et une pointe de désenchantement, vous refermiez la quatrième de couverture et emprisonniez à jamais le secret de votre point de vue sur le sujet. Une boîte de Pandore que vous n’avez que très peu ouverte, par respect de l’opinion divergente que les autres lecteurs pourraient avoir.
Je pourrais ajouter tant de vignettes à ma contemplation spirituelle, décrire vos main délicates sur ma tête, lorsqu’enfant, je tentai de suivre la voie que vous aviez tracé pour mon goût de la lecture et des belles lettres. Je pourrais également décrire cette mimique inimitable lorsqu’une discrète flatulence vous échappe, et que cette attaque vicieuse contre les naseaux de vos contemporains vous exalte, sensation que j’imagine être comparable à celle éprouvée par le très célèbre Oppenheimer lors du premier test réussit de la bombe A. Traits d’humours ou traits d’esprits, madame, sachez-le, je vous aime, tout à la fois comme une adolescente pré-pubère aime un boys band et comme Desproges aime ses contemporains, avec admiration, humour, critique aussi parfois, mais je me conforte de jour en jour dans cette idolâtrie que je vous voue, sans relâche, depuis, madame, que vous m’avez donné le jour.
Votre fille et plus grande admiratrice.
Margaux