Madame,
Cette lettre
ouverte que je vous adresse modestement n’est pas destinée à la simple femme
que vous êtes. Elle est destinée à Vous, avec une majuscule, car en ces temps
de conformisme, de production massive et de rationalisme, j’ai découvert en
Vous un refuge, une impertinente, une incohérente, une muse. Vous remarquerez
sans doute l’utilisation d’un double rythme ternaire dans la phrase précédente,
je n’en doute pas, ni ne manquerez de commenter l’utilisation archaïque de
cette figure stylistique qui n’a pour but que l’emphase et la fixation de
l’attention du lecteur sur les compléments du nom allègrement assaisonnés de
virgules (oh, une phrase proustienne). « Madame, je vous aime »,
comme disait l’autre. Et il ne s’agit pas d’un amour mielleux et dégoulinant
sortit tout droit d’un roman de Flaubert ou d’un Harlequin, mais bien d’un
amour platonique, intellectuel comme vous l’êtes. Car quelle autre femme que
vous peut en toute simplicité juxtaposer une phrase grandiloquente extraite
comme une gemme précieuse d’un ouvrage poussiéreux pourrissant sur une étagère
de bois, et la majestueuse réplique «Oh, ta gueule », si souvent
entendue de votre bouche, avec ce dédain dont vous seule avez le secret, comme
si cette bassesse n’était pas digne de vos lèvres labourées de Sartre et de
Proust. Je ne puis citer une autre femme que vous qui soit en capacité de
maîtriser l’alternance entre la stupidité drôle et délibérée, tendre et
émouvante, avec le sublime, l’angélique, le divinement complexe et l’édifiant.
Quelle autre femme peut ouvertement considérer Freud comme un simpliste
pathologique, incontesté depuis si longtemps sur son fief de la pseudoscience,
et peut appeler un prétendu philosophe et sociologue en représentation télévisuelle
un con, avec ce naturel et cette spontanéité toute vôtre. Sur quelle autre
épitaphe pourrais-je, lorsque la mort vous aura emportée loin de votre
progéniture aimante, inscrire avec fierté que toujours, oui toujours, comme une
amazone ou une valkyrie chevauchant ses
convictions, vous avez résisté à l’appel tentant du Quechua, et pas un seul
matin ne vous ais-je vue quitter le domicile familial sans vous trouver
rayonnante, prête à affronter une horde de marmots ou de dossiers avec la même
ardeur chaque jour, avec le même amour du bien fait. Car si Dieu est amour,
vous, madame, êtes le diable et à la fois le plus pur des anges.
Jusqu’à ce que ce diable m’emporte, je me
souviendrai de votre posture, sereine, détendue mais perplexe, lorsque le soir
arrivant jetait des ombres cramoisies et rosées sur le carrelage blanchâtre et
astiqué de la villa qui nous est éponyme, quand sur la méridienne, telle la
Cléopâtre de Cabanel, vous lisiez. Ce geste, si simple et pourtant si précieux,
de vos sourcils impeccables se rejoignant furtivement à la moindre contrariété
intellectuelle que vous rencontriez dans l’ouvrage qui avait l’honneur de
tomber entre vos mains, tenant fermement les tranches du livre, comme si
l’intensité de votre lecture vous amenait à livrer un combat acharné entre vous
et le monde de l’auteur, en brandissant le papier comme une épée métaphorique.
Combat que bien souvent je vous ai vue gagner, lorsqu’avec fierté, perplexité
et une pointe de désenchantement, vous refermiez la quatrième de couverture et
emprisonniez à jamais le secret de votre point de vue sur le sujet. Une boîte
de Pandore que vous n’avez que très peu ouverte, par respect de l’opinion
divergente que les autres lecteurs pourraient avoir.
Je pourrais ajouter
tant de vignettes à ma contemplation spirituelle, décrire vos main délicates
sur ma tête, lorsqu’enfant, je tentai de suivre la voie que vous aviez tracé
pour mon goût de la lecture et des belles lettres. Je pourrais également
décrire cette mimique inimitable lorsqu’une discrète flatulence vous échappe,
et que cette attaque vicieuse contre les naseaux de vos contemporains vous
exalte, sensation que j’imagine être comparable à celle éprouvée par le très
célèbre Oppenheimer lors du premier test réussit de la bombe A. Traits d’humours
ou traits d’esprits, madame, sachez-le, je vous aime, tout à la fois comme une
adolescente pré-pubère aime un boys band et comme Desproges aime ses
contemporains, avec admiration, humour, critique aussi parfois, mais je me
conforte de jour en jour dans cette idolâtrie que je vous voue, sans relâche,
depuis, madame, que vous m’avez donné le jour.
Votre fille et plus
grande admiratrice.
Margaux